La couverture de Le Secret trĂšs secret du maĂźtre du secret, le nouvel album de lâauteur et illustrateur Vincent Pianina, est pleine de mystĂšre. Nous lui avons Ă©crit pour en savoir plus et il nous a confiĂ© des secrets de fabricationâ! Merci Vincentâ!
Dans cette histoire, tu tâadresses directement Ă nous, les lecteurs et lectrices ! On a lâimpression dâĂȘtre le hĂ©ros de ton livre mais câest toi qui dĂ©cides de ce que lâon faitâŠÂ Comment as-tu eu cette idĂ©e ?
Comme c’est une histoire dâaventure avec une quĂȘte et du mystĂšre, jâai trouvĂ© que ce serait plus amusant que les lecteurs et lectrices aient lâimpression de la vivre ! Quâon se sente impliquĂ© dans cette recherche du Secret. Jâai donc rapidement choisi de tutoyer lâenfant qui lit le livre, pour que la lecture lui soit plus intime. Et jâai dĂ©cidĂ© que lâaventure lui arriverait carrĂ©ment Ă lui, directement. Jâai optĂ© pour ne pas donner de nom au personnage principal et je ne lâai jamais dĂ©crit physiquement dans le texte. Puis jâai fait comme si je lui apprenais son rĂŽle au fur et Ă mesure : « Tu dĂ©couvres un objet, tu dĂ©cides de le garder, etc. » Comme dans un jeu-vidĂ©o Ă la Zelda ou dans un jeu de rĂŽle avec un maĂźtre du jeu. Mais effectivement câest une illusion, car lâhistoire ne propose pas plusieurs chemins possibles⊠câest juste une histoire qui parle de toi et de ton aventure extraordinaire !Â
On ne voit jamais le personnage car il a un heaume de chevalier sur la tĂȘte. Câest pratique car on ne sait pas si câest une fille ou un garçon. Tu lâas fait exprĂšs ?
Bien vu ! Oui, quand il mâa fallu dessiner le personnage, je savais que sa tĂȘte ne ressemblerait jamais Ă celle de tous les enfants, mĂȘme si je lui avais fait un visage super basique⊠alors, je lui ai mis un casque sur la tĂȘte, comme ça, ça peut ĂȘtre nâimporte qui ! Autant un roux qu’un blond. Autant une fille quâun garçon. Je lui ai aussi mis des gants et une sorte de legging noir qui dĂ©passe de ses habits, comme ça il peut ĂȘtre de nâimporte quelle couleur de peau. Â
Enfant, as-tu fait un camp de vacances comme celui-lĂ ?
Pas vraiment, mais tous les Ă©tĂ©s de mon enfance je suis allĂ© dans un centre-aĂ©rĂ© bordant une forĂȘt. Il nây avait pas lâaspect colo car les parents venaient nous chercher tous les soirs, mais on y pratiquait des tas dâactivitĂ©s, on passait beaucoup de temps dans cette forĂȘt et on faisait Ă©galement parfois des sorties en car. Jâai donc puisĂ© dans mes souvenirs pour retrouver cette ambiance-lĂ et jâai mĂ©langĂ© avec de la fantaisie.Â
Toutes tes pages font penser Ă lâunivers du Moyen Ăge : il y a les dĂ©cors mais surtout la façon que tu as de dessiner. Toute la page est remplie jusquâaux bords avec des cadres qui font penser aux vitraux dans les Ă©glises. Tu ne voulais pas faire une BD classique ?
Les Ă©lĂ©ments de Moyen Ăge (dĂ©cors, costumes) sont lĂ pour avoir cette ambiance de quĂȘte hĂ©roĂŻque. Dâailleurs ce nâest comme ça que dans la ville de la VallĂ©e du Secret, en fait. Comme si ces gens de la vallĂ©e Ă©taient coincĂ©s dans un monde fantastique. Mais câest un Moyen Ăge de carton, comme dans SacrĂ© Grùùl des Monty Python, par exemple. Il y a des anachronismes partout. Rien que mon hĂ©ros : c’est un chevalier en sweat Ă capuche, baskets et sac banane, qui passe son temps Ă faire des bulles de chewing-gum ! Et je ne voulais pas faire une BD, mĂȘme si finalement câest une histoire racontĂ©e Ă travers plein de « cases ». Au dĂ©part pour ce projet je voyais plutĂŽt un livre illustrĂ© classique, avec des images dessinĂ©es sur tout la page et un texte Ă cĂŽtĂ©. Et puis Ă la lecture du texte, mon Ă©ditrice a eu la trĂšs bonne intuition de me proposer de rajouter des choses dĂ©coratives dans les marges, un peu comme les enluminures dâun grimoire, pour que mĂȘme la mise en page du livre suive cette ambiance particuliĂšre. Elle mâa montrĂ© les livres de Jan Brett, jâavais aussi Ivan Bilibine en tĂȘte, et jâai trouvĂ© que ce serait super Ă propos pour cette histoire-lĂ de suivre cette direction.
Et en plus, tu rajoutes partout des mini actions qui se passent Ă cĂŽtĂ© de lâaction principale⊠Combien de temps as-tu mis pour tout dessiner ?
Jâai tellement aimĂ© ce principe de cadres dĂ©coratifs que je me suis un peu emballĂ©, ha,ha ! Et ce livre est trĂšs vite devenu beaucoup plus compliquĂ© que prĂ©vu : les petites dĂ©corations dont on avait parlĂ© au dĂ©part ont laissĂ© la place Ă des points de vue parallĂšles sur les scĂšnes, et ça a pris de plus en plus dâimportance. Le format du livre a donc Ă©tĂ© agrandi pour laisser suffisamment de place Ă ces vignettes-lĂ . Et ça mâa rallongĂ© Ă©normĂ©ment le travail Ă faire : jâai donc dĂ» faire plusieurs pauses pendant la rĂ©alisation de ce livre, parce que je devais travailler aussi sur dâautres choses pour pouvoir vivre⊠Donc du premier jet du texte jusquâĂ la toute derniĂšre retouche dâimage, ça sâest Ă©talĂ© sur un an et demi.Â
Et comment travailles-tu ? Ă l’ordinateur ou au crayon, au feutre ?
Pour ce livre jâai tout fait Ă lâordinateur : lâĂ©criture sur un traitement de texte, les images sur un logiciel de dessin et le graphisme sur un logiciel de mise en page. Dâailleurs je me suis amusĂ© Ă changer la mise en page Ă chaque page, câĂ©tait un chouette challenge ! Pour quelques pages plus compliquĂ©es Ă organiser, jâai fait des croquis dans un carnet pour trouver la taille, la forme et la disposition des vignettes.
Et les couleurs sont complĂštement folles ! Tout est multicolore. Comme tu fais aussi de la peinture, des films, de lâanimationâŠ. est-ce comme cela que tu vois le monde ?
Haha ! Heureusement non ! Quand jâĂ©tais lycĂ©en jâavais dit Ă ma prof dâArt : « je dessine comme ça parce que câest comme ça que je vois le monde. » Elle mâavait rĂ©pondu : « Je te plains, alors. » Elle avait raison. Ce serait fatiguant de voir le monde avec des couleurs vives de partout, tout le temps. Et puis il y a des associations de couleurs subtiles si belles autour de nous ! Ce serait dommage ne pas les voir. Il paraĂźt que Van Gogh, Monet et dâautres, avaient des problĂšmes aux yeux, dâoĂč leurs choix de couleurs Ă©tranges pour lâĂ©poque dans leurs peintures. Moi je vois trĂšs bien, mais je ne cherche pas Ă reprĂ©senter la rĂ©alitĂ© dans mes livres. Jâaime utiliser lâĂ©nergie pure des couleurs primaires simplement parce que je trouve quâelles sont super joyeuses, ça me met de bonne humeur quand je colorie, et en plus ça correspond bien aux choses plutĂŽt rigolotes que je raconte. Ă lâinverse, en ce moment je suis en train de dessiner pour un texte trĂšs touchant et poĂ©tique de Karen Hottois, « Un Brouillamini ». Donc jâai rangĂ© mes couleurs drĂŽles pour une fois et jâutilise des couleurs trĂšs douces pour ce nouveau projet.
Quâest-ce qui a Ă©tĂ© le plus difficile pour raconter cette histoire ? Et tâes-tu amusĂ© Ă la raconter ?
Le plus difficile a Ă©tĂ© dâĂ©crire des phrases qui fassent en sortent quâune fille comme un garçon se sente concernĂ© personnellement. CâĂ©tait un vrai parcours de slalom pour Ă©viter les tournures qui demandent un genre mais jây tenais trĂšs fort. Cela mâa obligĂ© Ă Ă©crire au prĂ©sent, Ă bannir les formes passives, Ă mâinterdire certains adjectifs, jâai dĂ» chercher des synonymes, tordre mes phrases⊠mais jâai fini par y arriver ! Ouf ! Câest le deuxiĂšme livre que jâĂ©cris comme ça (lâautre câĂ©tait Le cahier dâactivitĂ©s le plus nul).
Les textes Ă©crits au masculin par dĂ©faut absolument sont absolument partout, dans la vie : rĂ©cits, notices, publicitĂ©s, etc. Les filles doivent se dĂ©brouiller pour se sentir inclues dans les messages. LâinclusivitĂ© câest donc un point trĂšs important dans mon processus crĂ©atif. Pour ce livre, avec un personnage masqué et un texte non-genrĂ© câĂ©tait spĂ©cial, mais depuis plusieurs annĂ©es dans mes projets je fais attention Ă crĂ©er Ă chaque fois au moins un personnage principal fĂ©minin et/ou de minoritĂ© de couleur qui fasse au moins une action dĂ©terminante et valorisante dans lâhistoire. Câest primordial quâune diversitĂ© dâhumains soit reprĂ©sentĂ©. Une anecdote : ma copine est maĂźtresse de maternelle dans un quartier populaire, et elle mâa dit que ses Ă©lĂšves noirs nâont jamais accĂšs Ă des livres avec des personnages qui leur ressemblent, Ă part les contes africains, ou les livres sur le jazz, ou si ça se passe dans la savane⊠donc Ă part si le contexte demande dâavoir un personnage noir. Mais si une histoire a un contexte neutre, alors le personnage est quasiment toujours blanc, et la plupart du temps un garçon. Câest le choix de base par dĂ©faut, câest un rĂ©flexe culturel. Du coup, hop ! Pour mon livre de 2022, La Dormeuse (avec Camille Floue au texte) en pensant à ça, on a fait exprĂšs une fille noire, cette fois. Il nây aucune raison, mais il nây a pas plus de raison que le personnage soit autrement.  Et mis Ă part ces efforts pour modeler le texte, je me suis effectivement Ă©normĂ©ment amusĂ© Ă raconter cette histoire ! Le petit truc que jâai prĂ©fĂ©rĂ© câest dâincruster le petit animal-totem du hĂ©ros, la fouine, Ă chacune des pages du livre alors quâil est totalement absent du texte !Â
Propos recueillis par Anne Bensoussan pour Georges N° Australie
