Le 3 juin 2021 dans Rencontres

L’interview de Vincent Pianina

La couverture de Le Secret très secret du maître du secret, le nouvel album de l’auteur et illustrateur Vincent Pianina, est pleine de mystère. Nous lui avons écrit pour en savoir plus et il nous a confié des secrets de fabrication ! Merci Vincent !

Dans cette histoire, tu t’adresses directement à nous, les lecteurs et lectrices ! On a l’impression d’être le héros de ton livre mais c’est toi qui décides de ce que l’on fait… Comment as-tu eu cette idée ?

Comme c’est une histoire d’aventure avec une quête et du mystère, j’ai trouvé que ce serait plus amusant que les lecteurs et lectrices aient l’impression de la vivre ! Qu’on se sente impliqué dans cette recherche du Secret. J’ai donc rapidement choisi de tutoyer l’enfant qui lit le livre, pour que la lecture lui soit plus intime. Et j’ai décidé que l’aventure lui arriverait carrément à lui, directement. J’ai opté pour ne pas donner de nom au personnage principal et je ne l’ai jamais décrit physiquement dans le texte. Puis j’ai fait comme si je lui apprenais son rôle au fur et à mesure : « Tu découvres un objet, tu décides de le garder, etc. » Comme dans un jeu-vidéo à la Zelda ou dans un jeu de rôle avec un maître du jeu. Mais effectivement c’est une illusion, car l’histoire ne propose pas plusieurs chemins possibles… c’est juste une histoire qui parle de toi et de ton aventure extraordinaire ! 

On ne voit jamais le personnage car il a un heaume de chevalier sur la tête. C’est pratique car on ne sait pas si c’est une fille ou un garçon. Tu l’as fait exprès ?

Bien vu ! Oui, quand il m’a fallu dessiner le personnage, je savais que sa tête ne ressemblerait jamais à celle de tous les enfants, même si je lui avais fait un visage super basique… alors, je lui ai mis un casque sur la tête, comme ça, ça peut être n’importe qui ! Autant un roux qu’un blond. Autant une fille qu’un garçon. Je lui ai aussi mis des gants et une sorte de legging noir qui dépasse de ses habits, comme ça il peut être de n’importe quelle couleur de peau.  

Enfant, as-tu fait un camp de vacances comme celui-là ?

Pas vraiment,  mais tous les étés de mon enfance je suis allé dans un centre-aéré bordant une forêt. Il n’y avait pas l’aspect colo car les parents venaient nous chercher tous les soirs, mais on y pratiquait des tas d’activités, on passait beaucoup de temps dans cette forêt et on faisait également parfois des sorties en car. J’ai donc puisé dans mes souvenirs pour retrouver cette ambiance-là et j’ai mélangé avec de la fantaisie. 

Toutes tes pages font penser à l’univers du Moyen Âge : il y a les décors mais surtout la façon que tu as de dessiner. Toute la page est remplie jusqu’aux bords avec des cadres qui font penser aux vitraux dans les églises. Tu ne voulais pas faire une BD classique ?

Les éléments de Moyen Âge (décors, costumes) sont là pour avoir cette ambiance de quête héroïque. D’ailleurs ce n’est comme ça que dans la ville de la Vallée du Secret, en fait. Comme si ces gens de la vallée étaient coincés dans un monde fantastique. Mais c’est un Moyen Âge de carton, comme dans Sacré Grââl des Monty Python, par exemple. Il y a des anachronismes partout. Rien que mon héros : c’est un chevalier en sweat à capuche, baskets et sac banane, qui passe son temps à faire des bulles de chewing-gum ! Et je ne voulais pas faire une BD, même si finalement c’est une histoire racontée à travers plein de « cases ». Au départ pour ce projet je voyais plutôt un livre illustré classique, avec des images dessinées sur tout la page et un texte à côté. Et puis à la lecture du texte, mon éditrice a eu la très bonne intuition de me proposer de rajouter des choses décoratives dans les marges, un peu comme les enluminures d’un grimoire, pour que même la mise en page du livre suive cette ambiance particulière. Elle m’a montré les livres de Jan Brett, j’avais aussi Ivan Bilibine en tête, et j’ai trouvé que ce serait super à propos pour cette histoire-là de suivre cette direction.

Et en plus, tu rajoutes partout des mini actions qui se passent à côté de l’action principale… Combien de temps as-tu mis pour tout dessiner ?

J’ai tellement aimé ce principe de cadres décoratifs que je me suis un peu emballé, ha,ha ! Et ce livre est très vite devenu beaucoup plus compliqué que prévu : les petites décorations dont on avait parlé au départ ont laissé la place à des points de vue parallèles sur les scènes, et ça a pris de plus en plus d’importance. Le format du livre a donc été agrandi pour laisser suffisamment de place à ces vignettes-là. Et ça m’a rallongé énormément le travail à faire : j’ai donc dû faire plusieurs pauses pendant la réalisation de ce livre, parce que je devais travailler aussi sur d’autres choses pour pouvoir vivre… Donc du premier jet du texte jusqu’à la toute dernière retouche d’image, ça s’est étalé sur un an et demi. 

Et comment travailles-tu ? À l’ordinateur ou au crayon, au feutre ?

Pour ce livre j’ai tout fait à l’ordinateur : l’écriture sur un traitement de texte, les images sur un logiciel de dessin et le graphisme sur un logiciel de mise en page. D’ailleurs je me suis amusé à changer la mise en page à chaque page, c’était un chouette challenge ! Pour quelques pages plus compliquées à organiser, j’ai fait des croquis dans un carnet pour trouver la taille, la forme et la disposition des vignettes.

Et les couleurs sont complètement folles ! Tout est multicolore. Comme tu fais aussi de la peinture, des films, de l’animation…. est-ce comme cela que tu vois le monde ?

Haha ! Heureusement non ! Quand j’étais lycéen j’avais dit à ma prof d’Art : « je dessine comme ça parce que c’est comme ça que je vois le monde. » Elle m’avait répondu : « Je te plains, alors. » Elle avait raison. Ce serait fatiguant de voir le monde avec des couleurs vives de partout, tout le temps. Et puis il y a des associations de couleurs subtiles si belles autour de nous ! Ce serait dommage ne pas les voir. Il paraît que Van Gogh, Monet et d’autres, avaient des problèmes aux yeux, d’où leurs choix de couleurs étranges pour l’époque dans leurs peintures. Moi je vois très bien, mais je ne cherche pas à représenter la réalité dans mes livres. J’aime utiliser l’énergie pure des couleurs primaires simplement parce que je trouve qu’elles sont super joyeuses, ça me met de bonne humeur quand je colorie, et en plus ça correspond bien aux choses plutôt rigolotes que je raconte. À l’inverse, en ce moment je suis en train de dessiner pour un texte très touchant et poétique de Karen Hottois, « Un Brouillamini ». Donc j’ai rangé mes couleurs drôles pour une fois et j’utilise des couleurs très douces pour ce nouveau projet.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour raconter cette histoire ? Et t’es-tu amusé à la raconter ?

Le plus difficile a été d’écrire des phrases qui fassent en sortent qu’une fille comme un garçon se sente concerné personnellement. C’était un vrai parcours de slalom pour éviter les tournures qui demandent un genre mais j’y tenais très fort. Cela m’a obligé à écrire au présent, à bannir les formes passives, à m’interdire certains adjectifs, j’ai dû chercher des synonymes, tordre mes phrases… mais j’ai fini par y arriver ! Ouf ! C’est le deuxième livre que j’écris comme ça (l’autre c’était Le cahier d’activités le plus nul).
Les textes écrits au masculin par défaut absolument sont absolument partout, dans la vie : récits, notices, publicités, etc. Les filles doivent se débrouiller pour se sentir inclues dans les messages. L’inclusivité c’est donc un point très important dans mon processus créatif. Pour ce livre, avec un personnage masqué et un texte non-genré c’était spécial, mais depuis plusieurs années dans mes projets je fais attention à créer à chaque fois au moins un personnage principal féminin et/ou de minorité de couleur qui fasse au moins une action déterminante et valorisante dans l’histoire. C’est primordial qu’une diversité d’humains soit représenté. Une anecdote : ma copine est maîtresse de maternelle dans un quartier populaire, et elle m’a dit que ses élèves noirs n’ont jamais accès à des livres avec des personnages qui leur ressemblent, à part les contes africains, ou les livres sur le jazz, ou si ça se passe dans la savane… donc à part si le contexte demande d’avoir un personnage noir. Mais si une histoire a un contexte neutre, alors le personnage est quasiment toujours blanc, et la plupart du temps un garçon. C’est le choix de base par défaut, c’est un réflexe culturel. Du coup, hop ! Pour mon livre de 2022, La Dormeuse (avec Camille Floue au texte) en pensant à ça, on a fait exprès une fille noire, cette fois. Il n’y aucune raison, mais il n’y a pas plus de raison que le personnage soit autrement.  Et mis à part ces efforts pour modeler le texte, je me suis effectivement énormément amusé à raconter cette histoire ! Le petit truc que j’ai préféré c’est d’incruster le petit animal-totem du héros, la fouine, à chacune des pages du livre alors qu’il est totalement absent du texte ! 

Propos recueillis par Anne Bensoussan pour Georges N° Australie

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