Maison Georges : Pourquoi avoir repris la forme du conte ?
Gazhole : Historiquement, les contes ont permis de transmettre de façon orale des histoires et des notions clĂ©s de la vie aux enfants. De plus il y a souvent dans les contes une dimension dramatique importante qui nous semble porteuse dâĂ©motions et qui aide Ă planter lâhistoire dans une rĂ©alitĂ© tangible. Et en parallĂšle, il y a aussi de lâabsurde avec des personnages qui disparaissent et des retournements de situation saugrenus. Ce terreau-lĂ nous semblait idĂ©al pour les idĂ©es que nous avionsâŠ
Cruschiform : Les contes sont des socles universels incroyablement porteurs. Ils se glissent dans lâinconscient de chaque enfant. Leurs codes et leurs grandes figures sont identifiĂ©es et assimilĂ©es par des gĂ©nĂ©rations de lecteurs, ce qui favorise lâappropriation, la réécriture, le dĂ©tournement⊠Câest fascinant, il suffit de dire « Il Ă©tait une fois, dans un royaume lointain⊠» pour que tout un imaginaire se mette en placeâŠ
MG : Quelles ont Ă©tĂ© les sources dâinspiration ?
Cruschiform : Ce qui nous plaisait dans cette aventure, câĂ©tait dâemprunter aux formes les plus Ă©lĂ©mentaires de la bande dessinĂ©e, de la littĂ©rature illustrĂ©e ou mĂȘme du cinĂ©ma muet pour construire une narration.
Gazhole : Pour commencer, on a puisĂ© dans le patrimoine des contes, avec les figures historiques du royaume lointain, de la fĂ©e, ou du roi et de la reine autoritaires. On sâest aussi inspirĂ©s des gravures, qui avaient une place importante dans les livres de contes de lâĂ©poque de Perrault. Celles de Gustave DorĂ©, exceptionnelles, appuyaient la dimension dramatique de certaines scĂšnes.
On a aussi eu envie dâemprunter la narration en bas de la case, typique des bandes dessinĂ©es du dĂ©but du siĂšcle (comme BĂ©cassine), qui nous rapproche de lâalbum illustrĂ© et de son rythme moins saccadĂ© que la BD actuelle, tout en ayant un dĂ©coupage assez libre. Et toujours dans cette idĂ©e de narration dĂ©calĂ©e et rythmĂ©e, on a voulu insĂ©rer des cartons de texte sur fond noir comme dans les films muets du dĂ©but du siĂšcle.
MG : Quâest-ce que vous avez voulu y introduire de nouveau ?
Cruschiform : On souhaitait jouer avec le langage soutenu des contes traditionnels en y apportant une touche dâhumour et de poĂ©sie. Jongler avec les mots issus du champ lexical des formes nous a permis dâapporter une certaine finesse dâesprit, de la malice et du rebond visuel ouvert Ă plusieurs niveaux de lecture.
Gazhole : Il y a aussi le second degrĂ© avec lequel on sâamuse Ă mĂ©langer tous ces ingrĂ©dients. Le projet ne semble peut-ĂȘtre pas sĂ©rieux Ă premiĂšre vue mais nous lâavons fait trĂšs sĂ©rieusement, de maniĂšre trĂšs appliquĂ©e. Graphiquement aussi nous pensons que la forme gĂ©omĂ©trique apporte un minimalisme rafraĂźchissant, qui permet de jouer plus librement avec les codes Ă©tablis et dâen crĂ©er de nouveaux !
Cruschiform : En nous appropriant librement les codes de différentes formes narratives, nous avons construit un album hybride et atypique à la frontiÚre des genres littéraires.
MG : Pourquoi avoir choisi la forme géométrique ?
Gazhole : Cruschiform et les formes gĂ©omĂ©triques, câest une histoire ancienne ! Elle a toujours eu un amour inconditionnel pour les formes Ă©lĂ©mentaires et les jeux graphiques modulaires. Câest une imagerie trĂšs minimale qui ici est propice au dĂ©veloppement de lâimaginaire du lecteur. On aime bien lâidĂ©e de revenir Ă la simplicitĂ© de la forme, mais avec des scenarii improbables ! Comme les enfants savent le faire avec des simples cubes en bois ou des pierres et des bĂątons ramassĂ©s dans la forĂȘt.
Cruschiform : Câest tout Ă fait ça.
MG : Comment avez-vous fait pour rendre accessible cette trame hybride Ă tous les lecteurs ?
Gazhole : Notre but a Ă©tĂ© double. Dâabord, faire un rĂ©cit qui captive un enfant en Ăąge de lire et qui lui parle directement. On joue avec des notions quâil connaĂźt comme les contes de fĂ©es, la famille, les mathĂ©matiques et la magie⊠Mais aussi Ă©crire une histoire quâun adulte puisse sâapproprier et quâil prenne du plaisir Ă lire Ă son ou Ă ses enfants. Câest trĂšs oral, il y a des rimes, du rythme, câest trĂšs drĂŽle si câest jouĂ© comme une piĂšce de théùtre : il faut la vivre, voire lâexagĂ©rer. Les plus jeunes lecteurs peuvent ĂȘtre surpris par quelques termes pointus mais, Ă part ça, câest visuellement trĂšs Ă©vident et le sens apparaĂźt tout seul.
Cruschiform : Câest un jeu dâĂ©quilibre tĂ©nu, Ă la fois simple et complexe, lĂ©ger et profond, oĂč le tragique et le comique de situation se cĂŽtoient sans complexe ! Câest cette alchimie qui rend la lecture subtile et qui peut procurer beaucoup de plaisir au lecteur.
MG : Comment sâest dĂ©roulĂ© le travail Ă quatre mains ?
Gazhole : Globalement le travail a Ă©tĂ© partagĂ© en deux : Cruschiform Ă lâimage et moi au texte. En rĂ©alitĂ© il fallait constamment intervertir les rĂŽles, trouver des idĂ©es ensemble, Ă©crire ensemble, dessiner ensemble⊠Câest une collaboration trĂšs fusionnelle, impossible dâavancer lâun sans lâautre !
Cruschiform : Nous nâaurions jamais pu faire cet album lâun sans lâautre. Comme un enfant, il a hĂ©ritĂ© de lâesprit rigoureux et gĂ©omĂ©trique de sa mĂšre et du caractĂšre joueur et espiĂšgle de son pĂšre.
MG : Quels messages avez-vous voulu faire passer aux lecteurs ?
Gazhole : Il Ă©tait une forme, câest dâabord une ode Ă la libertĂ© et Ă la diffĂ©rence. Ensuite on a abordĂ© des sujets comme la famille, lâĂ©ducation, le moule social, mais câest venu sans volontĂ© dâen faire une histoire moralisatrice sur ces sujets. On sâest amusĂ©s avec ces thĂšmes tout en y glissant quelques notions qui peuvent interroger ou intriguer un enfant qui grandit. Notre personnage principal nâaccepte pas beaucoup les rĂšgles en vigueur dans son royaume et remet beaucoup de choses en question, et on aime bien lâesprit critique en gĂ©nĂ©ralâŠ
Cruschiform : Oui, on a voulu Ă©veiller lâesprit critique et le sens de lâimagination chez le jeune lecteur. Au-delĂ du message, je dirais quâon voulait transmettre une facultĂ©, un pouvoir sensible capable dâĂ©merveiller lâesprit du lecteur.
Propos recueillis par Anne Bensoussan.