Le 16 septembre 2021 dans Rencontres

L’interview de Gazhole et Cruschiform


Maison Georges : Pourquoi avoir repris la forme du conte ?

Gazhole : Historiquement, les contes ont permis de transmettre de façon orale des histoires et des notions clĂ©s de la vie aux enfants. De plus il y a souvent dans les contes une dimension dramatique importante qui nous semble porteuse d’émotions et qui aide Ă  planter l’histoire dans une rĂ©alitĂ© tangible. Et en parallĂšle, il y a aussi de l’absurde avec des personnages qui disparaissent et des retournements de situation saugrenus. Ce terreau-lĂ  nous semblait idĂ©al pour les idĂ©es que nous avions


Cruschiform : Les contes sont des socles universels incroyablement porteurs. Ils se glissent dans l’inconscient de chaque enfant. Leurs codes et leurs grandes figures sont identifiĂ©es et assimilĂ©es par des gĂ©nĂ©rations de lecteurs, ce qui favorise l’appropriation, la réécriture, le dĂ©tournement
 C’est fascinant, il suffit de dire « Il Ă©tait une fois, dans un royaume lointain
 » pour que tout un imaginaire se mette en place


MG : Quelles ont Ă©tĂ© les sources d’inspiration ?

Cruschiform : Ce qui nous plaisait dans cette aventure, c’était d’emprunter aux formes les plus Ă©lĂ©mentaires de la bande dessinĂ©e, de la littĂ©rature illustrĂ©e ou mĂȘme du cinĂ©ma muet pour construire une narration.

Gazhole : Pour commencer, on a puisĂ© dans le patrimoine des contes, avec les figures historiques du royaume lointain, de la fĂ©e, ou du roi et de la reine autoritaires. On s’est aussi inspirĂ©s des gravures, qui avaient une place importante dans les livres de contes de l’époque de Perrault. Celles de Gustave DorĂ©, exceptionnelles, appuyaient la dimension dramatique de certaines scĂšnes.
On a aussi eu envie d’emprunter la narration en bas de la case, typique des bandes dessinĂ©es du dĂ©but du siĂšcle (comme BĂ©cassine), qui nous rapproche de l’album illustrĂ© et de son rythme moins saccadĂ© que la BD actuelle, tout en ayant un dĂ©coupage assez libre. Et toujours dans cette idĂ©e de narration dĂ©calĂ©e et rythmĂ©e, on a voulu insĂ©rer des cartons de texte sur fond noir comme dans les films muets du dĂ©but du siĂšcle.

MG : Qu’est-ce que vous avez voulu y introduire de nouveau ?

Cruschiform : On souhaitait jouer avec le langage soutenu des contes traditionnels en y apportant une touche d’humour et de poĂ©sie. Jongler avec les mots issus du champ lexical des formes nous a permis d’apporter une certaine finesse d’esprit, de la malice et du rebond visuel ouvert Ă  plusieurs niveaux de lecture.

Gazhole : Il y a aussi le second degrĂ© avec lequel on s’amuse Ă  mĂ©langer tous ces ingrĂ©dients. Le projet ne semble peut-ĂȘtre pas sĂ©rieux Ă  premiĂšre vue mais nous l’avons fait trĂšs sĂ©rieusement, de maniĂšre trĂšs appliquĂ©e. Graphiquement aussi nous pensons que la forme gĂ©omĂ©trique apporte un minimalisme rafraĂźchissant, qui permet de jouer plus librement avec les codes Ă©tablis et d’en crĂ©er de nouveaux !

Cruschiform : En nous appropriant librement les codes de différentes formes narratives, nous avons construit un album hybride et atypique à la frontiÚre des genres littéraires.

MG : Pourquoi avoir choisi la forme géométrique ?

Gazhole : Cruschiform et les formes gĂ©omĂ©triques, c’est une histoire ancienne ! Elle a toujours eu un amour inconditionnel pour les formes Ă©lĂ©mentaires et les jeux graphiques modulaires. C’est une imagerie trĂšs minimale qui ici est propice au dĂ©veloppement de l’imaginaire du lecteur. On aime bien l’idĂ©e de revenir Ă  la simplicitĂ© de la forme, mais avec des scenarii improbables ! Comme les enfants savent le faire avec des simples cubes en bois ou des pierres et des bĂątons ramassĂ©s dans la forĂȘt.

Cruschiform : C’est tout à fait ça.

MG : Comment avez-vous fait pour rendre accessible cette trame hybride Ă  tous les lecteurs ?

Gazhole : Notre but a Ă©tĂ© double. D’abord, faire un rĂ©cit qui captive un enfant en Ăąge de lire et qui lui parle directement. On joue avec des notions qu’il connaĂźt comme les contes de fĂ©es, la famille, les mathĂ©matiques et la magie
 Mais aussi Ă©crire une histoire qu’un adulte puisse s’approprier et qu’il prenne du plaisir Ă  lire Ă  son ou Ă  ses enfants. C’est trĂšs oral, il y a des rimes, du rythme, c’est trĂšs drĂŽle si c’est jouĂ© comme une piĂšce de théùtre : il faut la vivre, voire l’exagĂ©rer. Les plus jeunes lecteurs peuvent ĂȘtre surpris par quelques termes pointus mais, Ă  part ça, c’est visuellement trĂšs Ă©vident et le sens apparaĂźt tout seul.

Cruschiform : C’est un jeu d’équilibre tĂ©nu, Ă  la fois simple et complexe, lĂ©ger et profond, oĂč le tragique et le comique de situation se cĂŽtoient sans complexe ! C’est cette alchimie qui rend la lecture subtile et qui peut procurer beaucoup de plaisir au lecteur.

MG : Comment s’est dĂ©roulĂ© le travail Ă  quatre mains ?

Gazhole : Globalement le travail a Ă©tĂ© partagĂ© en deux : Cruschiform Ă  l’image et moi au texte. En rĂ©alitĂ© il fallait constamment intervertir les rĂŽles, trouver des idĂ©es ensemble, Ă©crire ensemble, dessiner ensemble
 C’est une collaboration trĂšs fusionnelle, impossible d’avancer l’un sans l’autre !

Cruschiform : Nous n’aurions jamais pu faire cet album l’un sans l’autre. Comme un enfant, il a hĂ©ritĂ© de l’esprit rigoureux et gĂ©omĂ©trique de sa mĂšre et du caractĂšre joueur et espiĂšgle de son pĂšre.

MG : Quels messages avez-vous voulu faire passer aux lecteurs ?

Gazhole : Il Ă©tait une forme, c’est d’abord une ode Ă  la libertĂ© et Ă  la diffĂ©rence. Ensuite on a abordĂ© des sujets comme la famille, l’éducation, le moule social, mais c’est venu sans volontĂ© d’en faire une histoire moralisatrice sur ces sujets. On s’est amusĂ©s avec ces thĂšmes tout en y glissant quelques notions qui peuvent interroger ou intriguer un enfant qui grandit. Notre personnage principal n’accepte pas beaucoup les rĂšgles en vigueur dans son royaume et remet beaucoup de choses en question, et on aime bien l’esprit critique en gĂ©nĂ©ral


Cruschiform : Oui, on a voulu Ă©veiller l’esprit critique et le sens de l’imagination chez le jeune lecteur. Au-delĂ  du message, je dirais qu’on voulait transmettre une facultĂ©, un pouvoir sensible capable d’émerveiller l’esprit du lecteur.

Propos recueillis par Anne Bensoussan.

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